REPORTAGE : Spring at Home

Par  18 photographies - 14 avril 2020

Variations autour d’un rayon de soleil
Dans cinquante ans, les historiens se pencheront sur la période du confinement. Nul doute qu’ils
n’examinent avec attention les productions d’une société ainsi mise à l’arrêt. Combien de journaux
intimes, de comptes Instagram, confidents de l’humeur de la foule ! Mais aussi combien d’artistes, de
peintres, d’écrivains, de photographes se seront-ils emparés de ce temps de « vacance », pour en
faire la matière d’une oeuvre ! L’interdiction de sortie, l’injonction à rentrer chez soi se sont mués,
pour certains, en une invitation à “entrer en soi”. Dans ce moment général d’introspection, loin de se
déshabiller, Karine Le Ouay a choisi au contraire de s’en tenir apparemment aux seules apparences.
Pas de visage nu, qu’un corps vêtu. Assignée à résidence, elle a retourné cette réclusion obligatoire
en un dispositif d’évasion imaginaire. Chaque jour, à la même heure, au même endroit dans
l’appartement, sous une même lumière, elle s’est ainsi glissée, comme une échappatoire au grand
enfermement, dans une tenue à chaque fois différente. Au fil de cette suite très “pop” de femmes
assises sous la lumière, elle s’est mise en scène dans un boudoir secret et sacré, à travers une
succession d’autoportraits habillés, alternant différentes figures, saisissant « la femme au maillot de
bain”, « la femme au bouquet de muguet”, « la femme champêtre au panier de fruits”, « la joueuse
de cartes”, « la femme à l’accordéon”, « la femme au gâteau d’anniversaire”, « la femme écrivain”, «
la femme au chapeau”, « la femme à la robe rouge”, « la femme aux haltères”, « la femme qui se fait
les ongles”…et bien d’autres encore. Des personnages, des images, des moments de la vie, cette
femme qui se démultiplie dans le feuilleté de l’existence, témoigne de ce que, comme l’écrivait
Proust, nous sommes composés d’une multitude de “moi” qui apparaissent ou disparaissent au gré
des circonstances. Comme dans un rituel réglé au millimètre, la femme photographe (qui apparaît
d’ailleurs dans la série) s’est retrouvée quotidiennement face à elle-même pour cet exercice de
transformisme singulier où Karine le Ouay a fait tourner au ralenti le carrousel de son vestiaire,
épousant le rythme de la vie lente sous confinement. Ainsi est-ce le film de son existence que nous
voyons défiler, non à vingt-quatre images par seconde mais à une image toutes les vingt-quatre
heures ! Et quel rendez vous - érotique aussi bien que métaphysique -, pour quelqu’un qui fait
profession d’écrire avec la lumière, que celui que l’on donne, comme elle le dit, « à un rayon de soleil
», qui dessine tous les jours ce même parfait cône de lumière, découvrant un surprenant corps de
femme sans tête. Comme les héroïnes des toiles de Hopper qui se tiennent à la fenêtre en attente du
soleil, cette femme assise accueille le rayon comme la lumière d’une Annonciation qui la révèle à
elle-même. L’image, construite aussi rigoureusement que les vierges gothiques du moyen âge,
inscrite dans un triangle de lumière, buste droit et bras occupés, relevé le plus souvent d’un décor
floral, offre un curieux autoportrait : le visage est laissé dans l’ombre tandis que le corps, découvert
par la lumière, oppose à cette révélation les sortilèges du travestissement. Le moi s’y offre et s’y
cache selon la dialectique clignotante du paraître. Les différents états du textile, qui caresse, qui
enveloppe, qui enserre, qui frotte la chair (du maillot de bain à la robe de soirée) saturent ces images
d’une forte sensualité. Voire d’un autoérotisme féminin propre à l’étoffe qu’un psychiatre du XIX e
siècle, Gaëtan Gatian de Clerambault, avait déjà mis en évidence à travers une série de
photographies de femmes maghrébines. Qui suis-je ? Qu’en sais-je ? Quand suis-je véritablement
celle que je suis ? Dans ce tourniquet sans fin de l’identité, Karine le Ouay a choisi de s’étourdir en
pariant que le travestissement pouvait être le meilleur révélateur du moi - un peu comme le suggère,
sous une forme plus radicale, l’oeuvre d’une Cindy Sherman. Rien de plus profond que la surface de la
peau, écrivait Cocteau. Rien de plus vrai que le travestissement, semble répondre en écho la
photographe.
Thierry Grillet, écrivain et essayiste.